Le déménagement

Publié le par Janick Lebon

Le déménagement

 

Photo : Derrière ces arbres près du pont de la « ravine bassins », on devine à peine la maison en bois sous tôle de mon enfance. Elle vient de mon grand père du côté de ma mère. Aujourd’hui, le paysage a quelque peu changé : ces grands arbres qu’envahissent des lianes qui partent de la ravine, et qui masquent tout, n’existaient pas à l’époque ; du pont – on va le doubler car la circulation a bien augmenté – le regard était attiré par une épaisse rangée d’orchidées (des pluies d’or), des touffes de sabots de venus à l’arrière(une autre orchidée), des capillaires de toutes les variétés, et, surtout, un arbre qui marquait à lui tout seul la devanture de notre maison : un pamplemoussier, qui donnait tous les ans de beaux fruits, en grosseur et en qualité reconnues par tout le village. La petite cour n’est plus entretenue aujourd’hui. L’entrée qui donnait sur la route départementale a été fermée ; elle était située juste derrière la plaque « Bois de Nèfles ». On a bétonné chemin de terre qui passe près de la maison et c’est par là que les gens qui y habitent rentrent leur voiture dans la cour.

 

 En début d’après-midi, un camion de marque Renault, datant de la dernière guerre, avec une cabine ressemblant à une tête de mante religieuse, de couleur gris marine, se gare le long de la maison. C’était le camion de Zézé Samelor (un parent à tonton Laurent). Des gens s’affairent autour de ce véhicule et, par une chaîne humaine, les mobiliers passent de la maison au camion. Je revois dans ce flou mouvant tonton Laurent. Il devait être le chauffeur.

Sur le moment je ne comprends pas bien ce qui se passe, mais en milieu de l’après-midi la maison est vidée. Benjamin et moi étions sur notre 31.

Maman nous fait grimper dans le camion où elle a pris place également. Nous voilà partis, tournant le dos à notre ville natale, abandonnant notre nounou. Une quinquagénaire à cette époque, plantureuse, telle était notre nénène à Benjamin et à moi. Une dame de race noire, si douce, si apaisante, si serviable, qu’on ne voyait plus la couleur de sa peau. Sur son visage se dessinait un monde de piété. Elle a dû souffrir de cette séparation, et nous alors !

Tout ce qui me reste comme souvenir de la maison du Port : c’est le pied de goyave et le cœur de bœuf dans la cour ; la palissade en bois avec le portillon qui donnait sur la rue.

J’ai une anecdote concernant cette rue, la rue René Michel je crois. Il m’est souvent arrivé de voir passer un homme portant sur la tête un grand bocal rempli…je dirais aujourd’hui de citrons confits. J’avais une de ces frousses à le voir. À chaque fois, je pensais que tout son cerveau se trouvait dans le bocal, et une impression étrange me traversait le corps. Je ne pouvais pas échapper à une question : Qu’avait-il donc dans le crâne, puisque tout se trouvait dans le bocal ? je n’attendais pas de réponse à ma question, et j’allais me mettre à l’abri au fond de la cour.

Revenons sur la route, puisque le camion chargé de meubles roulait vers le Bois de Nèfles Saint-Paul. On accédait au village par une route n’était pas goudronnée et qui serpentait au fur et à mesure qu’on s’approchait de notre maison. On découvrait le Port qui s’éloignait dans la plaine, à toucher la mer, drapé dans le lit de la rivière des Galets. Un autre être vivant faisait partie du voyage ; il s’agissait de Pirame, le chien de papa. Il était beau ce chien, avec sa robe d’un noir velouté.

Après plus d’une heure de route, au moins, le temps ne comptait plus pour moi. Le camion s’arrêta devant la case de Bois de Nèfles. Presque tous les voisins étaient là : Monsieur et madame Florian (Bibique pour les intimes) ; la vieille madame Myrthe (la femme de Fernand) ; les Lauret et Janine (la fille des Florian qui a épousé un Lauret). Enfin, tout le quartier était informé de notre arrivée, et les bonnes volontés ne manquaient pas pour décharger le camion.

Benjamin et moi étions des objets de curiosité, nous les petits frères de Rudy, Claudette, Georges et Nicol qui, eux, faisaient déjà partie du village. Nous étions à présent six orphelins et cela attendrissait le cœur de tout le voisinage. C’était donc là que nous allions vivre, dans cette case remplie d’âmes sœurs. Il y avait marraine France, les oncles Marc et Yves (voir Félix), Miguy, la fille de Félix et nous tous, les orphelins et la veuve qui venaient de la ville. Maman ne voulait pas descendre du camion, marraine France est venue la voir en disant : « Paule, descends ! », mais maman en tournant ses alliances pensait que sa vie allait changer ; elle se voyait déjà être la bonne des Chamand.

Le jour tombait vite sur le Bois de Nèfles, comme partout sur l’île en cette saison ; la nouveauté, l’attraction, le déménagement, la fatigue et notre si jeune âge eurent raison de notre vitalité, et le sommeil nous emporta dans sa houle grisante et voluptueuse. Notre première nuit au Bois de Nèfles.
Suite dans cette catégorie: Le petit garçon muet.

Publié dans Mon enfance

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